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La famille Matrix

by sylher on août.23, 2008, under Actualités, Divers

Des sept familles de pensée actuelles, dont Marianne îaït cet été l’inventaire, c’est, à n’en pas douter, la plus «recomposée», donc aussi la plus moderne de toutes. Hétéroclite, elle est internationale et même multiethnique. Normal, en un sens: comme les frères Andy et Larry Wachowski dont la célèbre trilogie lui donne son nom, la famille Matrix aime à se projeter dans l’avenir. Ce qui l’intéresse, ce sont les mutations qui surgissent aussi bien dans la vie des sociétés que chez l’homme en leur sein. Son champ de réflexion se confond avec le monde, et elle fait plus ou moins l’hypothèse qu’une seule civilisation, hypertechno, est en train de s’installer.

C’est dire aussi que cette famille chérit par-dessus tout les anticipations, y compris les plus folles. Sa manière n’est pas très éloignée de celle des romanciers cyberpunks, comme William Gibson, l’auteur du Neuromancien (d’où a été tiré Matrix), qui écrivent des utopies futuristes sur le mode négatif. Ce n’est pas pour rien qu’on a fustigé parfois les productions de ses membres comme relevant de la «science-fiction» et non de la pensée. Avec, toutefois, une grande différence de méthode entre eux: certains, en effet, font passer l’imagination avant l’analyse; d’autres se contentent de faire dériver la première de la seconde.

En gros, il y a donc deux «écoles» dans la famille Matrix: ceux qui conçoivent la pensée comme un exercice de fiction réussi et ceux qui cherchent à repérer dans l’état présent des choses leur état futur. Comme dans les films des frères Wachowski, il y a les Neo qui tentent de prendre l’ascendant sur la Matrice – cet univers réaliste mais virtuel, produit par les machines, dans lequel sont enfermés les humains – de l’intérieur, et les Morpheus, les rebelles hors de la Matrice qui s’évertuent, eux, à la déconstruire de l’extérieur. Et, une fois de plus comme dans la série, non seulement ces deux écoles prennent appui l’une sur l’autre pour dérégler le système, mais on a souvent du mal à faire la part entre elles – surtout avec le recul. Car il arrive que des anticipations passant pour déraisonnables à tel ou tel moment deviennent la norme quelques décennies plus tard…

C’est très exactement ce qui s’est produit avec l’oeuvre du premier des deux grands-pères – tous deux français, il faut le signaler – de cette famille: Jean Baudrillard (1929-2007). Qui comprenait en 1976, car elles remontent à ce temps quasi antédiluvien – il y a plus de trente ans! -, les notions de «simulacres» et de «simulation»? Ce que voulait dire l’ex-pataphysicienBaudrillard, adepte dans sa jeunesse de la «science des solutions imaginaires» inventée par le prédadaïste Alfred Jarry, sans doute même lui échappait-il un peu… C’était plus une hypothèse dérangeante qu’il jetait à la face du monde, avec la volonté ludique et un peu sadique aussi de dérégler son ordre métaphysique bien établi. Dans ce dernier (chez Platon mais aussi chez les gnostiques etles manichéens), on oppose l’imaginaire au réel, l’apparence à la réalité, la copie à l’original… L’univers a deux niveaux: un niveau observable mais faux, et un niveau caché mais vrai. Et si, interrogeait Baudrillard, du fait du développement explosif des objets et des moyens de communication immatériels, on avait basculé dans un autre monde, «hyperréel» sur toute la ligne, où plus rien ne renverrait à rien? Où il n’y aurait donc plus ni apparences ni réalités, ni copies ni originaux, mais une succession de pures formes gratuites et flottantes?

Semer le doute dans les esprits

Comme il l’a fait durant toute sa vie, Baudrillard s’amusait, avec cette hypothèse, à semer le doute dans les esprits. En même temps, ne se trouve-t-on pas plus ou moins dans une situation de cet ordre avec cette médiatisation à outrance qui fait qu’on ne sait plus si les gens parlent ou «sont parlés» par leurs messages? S’il y a encore une différence entre le vrai et le faux, ou si les deux ne sont que des «moments» l’un de l’autre?

On comprend dans ces conditions que le premier geste de Neo dans le premier Matrix soit de feuilleter son livre, Simulacres et simulation; on comprend également le lien qu’on peut tracer entre ses idées et celles de l’autre grand-père de la famille, Jean-François Lyotard (19241998) , en particulier avec ce qu’il appelait la «fin des grands récits».

Dans sa définition de la «condition postmoderne», Lyotard accordait une importance fondamentale au fait que nous ne croyons plus aux grands systèmes totalisants qui, jadis, encadraient nos raisonnements et même nos perceptions. De fait, sa réflexion initiale concernait la science et ses conditions, comme l’on dit en langage savant, de «légitimation»: qu’est-ce qui fait qu’une théorie scientifique est acceptée par la société? Après l’ère narrative des mythes, Lyotard distinguait l’ère moderne des récits émancipateurs, la croyance au progrès, puis enfin l’ère postmoderne des microrécits sans lien entre eux. Une réflexion au départ très universitaire, philosophique en diable même, qu’il avait ensuite généralisée et assouplie, au point d’expliquer sa vision des choses aux enfants.

Il en avait même fait le principe d’une exposition étonnante à Beaubourg en 1985 sur les «immatériaux»: sous ce vocable, il désignait toutes ces techniques de communication dont l’ère débutait, et qui, selon lui, allaient modifier de fond en comble la place de l’homme dans le monde. C’est ce qu’il avait voulu suggérer dans cette exposition «sensorielle», et non esthétique, où les spectateurs circulaient entre des écrans et des machines de tous ordres. A l’époque, tout cela semblait bien vague et bien fumeux, y compris aux yeux des branchés. Or, ce que Jean-François Lyotard nous décrivait, ce n’était rien de moins que notre monde présent, celui du mobile, d’Internet, de l’iPod, un monde décentré, fait d’hommes-atomes!

Pensée dynamique, ouverte

A la vérité, c’est presque une spécialité dans la famille Matrix de «délirer» ainsi, comme l’on dit vulgairement… et de tomber juste. Il faut dire que c’est une famille très curieuse, à l’affût de tout. Après avoir étudié la philosophie, Baudrillard avait d’abord été traducteur d’allemand, puis s’était fait connaître par un livre presque d’économie et était passé à la sociologie… Lyotard, lui aussi, avait touché à tout: à la phénoménologie, au marxisme, à la psychanalyse. Pour bien imaginer, c’est là sans doute une condition nécessaire: il faut se fabriquer des antennes, comme on dit dans le langage courant.

C’est ce que montrent les deuxpères de la famille Matrix. Eux aussi sont hauts en couleur, hypercultivés et très hétéroclites dans leurs centres d’intérêt. Le premier, Slavoj Zizek, né en 1949, est un Slovène, de Ljubljana, passé par le marxisme officiel de l’ex- Yougoslavie, puis par Lacan, avec un détour via les «block-busters» hollywoodiens; le second, Peter Sloterdijk (né en 1947), est un Allemand venu de la philosophie pure (son premier livre, devenu un classique, portait sur les cyniques), puis spécialiste de Nietzsche, qui peu à peu a pris la tangente. Ce qu’ils font tous deux aujourd’hui, c’est ce que le philosophe français Gilles Deleuze (1925-1995), un oncle de la famille, nommait ironiquement de la «pop philosophie»: une pensée éclatée, dynamique, ouverte, gorgée de considérations diverses, volontiers bavarde mais toujours passionnante. Et leurs thèmes à tous deux sont très «matrixiens». Zizek n’at-il pas titré un de ses premiers (et meilleurs) livres – une série d’analyses pointues du monde contemporain – selon la phrase (reprise de Baudrillard) par laquelle Morpheus accueille Neo dans le monde dévasté hors la Matrice: «Bienvenue dans le désert du réel»? Lui aussi pense, comme Baudrillard, que nous nous trouvons dans un monde où les référents ont disparu, ou se sont brouillés à tel point que cela revient plus ou moins au même. Tout cela n’est pourtant pas une raison pour perdre le moral. Bien au contraire: sans ses vieilles béquilles métaphysiques, le monde est devenu beaucoup plus intéressant, l’objet d’une aventure perpétuelle… Bref, contrairement aux nostalgiques moroses s’exclamant sans cesse «C’était mieux avant!», l’ogre Zizek regarde avec gourmandise le monde qui s’installe devant nos yeux. C’est d’ailleurs là une des grandes caractéristiques des membres de la famille Matrix: même s’ils le décrivent parfois de façon sombre, ils aiment l’avenir. De toute façon, comme le disait Nietzsche, il n’y a pas de surmonde, de monde au-delà du nôtre…

C’est cette considération qui a amené Peter Sloterdijk à rejoindre la famille Matrix. Avec, pour cadeau d’arrivée, un beau scandale, provoqué par un court texte sur les «règles pour le parc humain», les minutes d’une conférence donnée en 1999 dans laquelle il glissait le mot allemand, très chargé politiquement et moralement, puisque c’était aussi celui des nazis, de «Selektion».

De fait, pour résumer de façon simple une histoire que certains se sont ingéniés à beaucoup compliquer, Sloterdijk n’a évidemment rien à voir avec les idées de pureté raciale et d’eugénisme auxquelles le mot «sélection» est associé. Le texte qui a fait scandale et l’a intronisé parmi la famille Matrix est un commentaire très philosophique de la très philosophique Lettre sur l’humanisme d’Heidegger Questions III et IV, d’Heidegger, Gallimard, 1990.. Dans cette lettre, ce dernier répondait aux accusations, que certains lui font encore, d’«antihumanisme», car, dans toute sa doctrine, ily al’idée que la nature humaine n’existe pas, qu’elle est plus ou moins à réaliser par chacun. En ce sens, il pouvait même se déclarer plus «humaniste» que ceux qui l’ont critiqué…

C’est cet argument que poursuit Sloterdijk: l’homme actuel, à partir duquel certains définissent ce qu’est (doit être) l’«homme», est, selon lui, comme le soutenait déjà Nietzsche avec son idée de «surhumanité», à «dépasser». Et qui sait ce que les techniques présentes ne sont pas en train de modifier, et profondément, en lui? Sur ce point, Sloterdijk faisait remarquer que le propre de l’homme comparé à l’animal est qu’il est non formé à sa naissance. Bref, c’est un animal raté, et c’est ce qui fait son charme et sa grandeur. A partir de là, poursuivait-il, toute société peut être considérée comme un «élevage» de petits hommes, avec des techniques évolutives de «dressage» - tant et si bien qu’on ne peut rien dire sur l’éternel de l’homme, sinon qu’il a changé, ne cesse de changer et changera encore…

Hommes-machines

Cette idée, très féconde en tant qu’hypothèse (onl’appelle, en biologie, lanéoténie), n’a fait scandale qu’en raison des conséquences qu’elle implique. S’il n’y a pas de nature humaine, s’il n’y en a même jamais eu, cela met en effet à mal la grande tradition humaniste occidentale de la Renaissance aux Lumières, en allant jusqu’au marxisme, qui n’en est qu’un prolongement. Et si notre universaLisme si généreux n’était, de ce fait, qu’un moyen d’asservir les hommes des autres cultures, d’en faire par force des autres nous?

Cette question est centrale pour la famille Matrix, et c’est elle qui a connu le plus de développement dans la génération suivante des fils et des filles. Pour beaucoup, elle sent le soufre, car elle brise tout jugement moral net en bon ou en mauvais: elle introduit un germe de «relativisme», comme le disent certains.

Quoi qu’il en soit, c’est elle que l’on retrouve chez la féministe américaine Judith Butier (née en 1956), pour qui le genre (masculin ou féminin) n’est pas une donnée de nature, mais une construction de culture Trouble dans le genre, de Judith Butler, La Découverte, 2005., ainsi que chez son alter ego Donna Haraway (née en 1944), une ancienne biologiste passée à l’histoire des sciences et des mentalités, devenue une des stars mondiales du féminisme radical et une théoricienne en vogue grâce à son célèbre Manifeste Cyborg, paru pour la première fois en 1985.

Pour bien comprendre ce que Donna Haraway veut dire par le terme «cyborg» (pour cybernetic organism), il faut oublier un instant les idées de «posthumanité», comme les illustre par exemple une artiste à la Orlan, dont l’oeuvre d’art est sa transformation physique à l’aide d’implants, censés en faire une «mutante». Pour Haraway, Orlan participe bien sûr au mouvement cyborg, mais pas plus que n’importe qui… Car tous nous sommes devenus, selon elle, des «chimères, hybrides de machines et d’organismes théorisés puis fabriqués». La grande caractéristique de notre présente modernité est en effet qu’elle a irrémédiablement brouillé les frontières, jadis relativement nettes, entre le naturel et l’artificiel, la nature et la culture. Du fait du développement des biotechnologies (et, avant cela, de la pharmacie, et plus généralement de toutes ces «prothèses» que sont devenus pour nous les objets comme les voitures) et des connexions entre nous, nous ne sommes que des «constructions cyborgiennes» d’hommes et de machines; et cela change évidemment tout dans notre vision du monde et de la place que nous pouvons y tenir. L’idée de cyborg d’Haraway recoupe donc la condition postmoderne évoquée par Lyotard, et elle a les mêmes effets que ceux que Baudrillard anticipait: ce qu’elle fait éclater, ce sont en effet nos anciens dualismes rassurants, le vrai/le faux, soi/les autres, le corps/l’esprit, la vérité/l’illusion, le civilisé/le primitif, le mâle/la femelle, etc. Et que faire face à cette situation? S’en lamenter éternellement? Ou bien en tirer les conséquences pour retrouver une juste place dans ce nouvel univers du XXIe siècle? Depuis le début, la famille Matrix a, au fond, décidé de jouer la carte de l’avenir, donc de l’adaptation. C’est ce que montre le nouvel enfant prodige. Il est jeune (37 ans) et vient d’Asie, le continent du (re) nouveau. Il aurait pu être chinois, mais il est japonais. Hiroki Azuma est l’auteur d’un livre à succès, déjà traduit en plusieurs langues, sur le phénomène des otakus. Analysant le comportement de ces jeunes qui vivent dans un univers fictif de réseaux informatiques, de mangas, d’alias et d’avatars, Azuma soutient qu’ils ne sont ni des fous ni des débiles mentaux: ils ont simplement pris la mesure du monde dans lequel désormais ils évoluent et ne font qu’essayer d’y vivre au mieux. Bref, comme Neo dans les films des frères Warchowski, si les otakus ont fait le choix, contre le désert du réel, de rester dans la Matrice, ils ne veulent pas pour autant être avalés par elle. Ils entendent bien lui résister, et se faire reconnaître par elle comme de nouveaux et vrais individus…

Cette stratégie à la fois combative et réaliste est au fond celle de toute la famille Matrix. En dépit de son apparence hypercritique, qui la fait passer aux yeux de certains pour nihiliste, ce pourrait donc bien être aussi la plus positive et même la plus optimiste de toutes. Et si elle était tout simplement contemporaine?

Un des articles de Marianne sur les « 7 familles » intellectuelles

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